Tragiquement satirique

THÉOPHILE DE VIAU — LES AMOURS TRAGIQUES DE PYRAME ET THISBÉ – 1623 — BÉNÉDICTE LOUVAT-MOLOZAY & GUILLAUME PEUREUX — GARNIER FLAMMARION — 2015
Théophile de Viau est un poète et auteur surtout connu aujourd’hui pour la pièce considérée ici et pour ses écrits, poétiques ou en prose, satiriques. Il est aussi connu pour ses positions pour le moins personnelles sur la question de l’amour et de la sexualité d’une part et sur la religion, ou les religions. Ces deux questions lui vaudront une vie agitée de persécutions, de dénonciations, d’œuvres brûlées à peine imprimées, de procès, de cachots et autres prisons, de grèves de la fin, et cette vie agitée se terminera par une mort précoce à l’âge de trente-six ans. L’espérance de vie était d’une trentaine d’années mais quand on enlève de ces moyennes tous les enfants mourant avant l’âge de douze ou treize ans (les filles étaient mariées à treize ans) l’espérance de vie des survivants étaient plutôt entre quarante et cinquante ans. Cela relativise l’affirmation dans cette édition qu’il mourut jeune. Pour l’époque c’était jeune d’une certaine façon mais l’hécatombe était avant douze ans avec des taux de mortalité infantiles atteignant ou dépassant un tiers des naissances vives.
Certains critiques comparent ce sujet avec Roméo et Juliette. Cette histoire d’amour de Pyrame et Thisbé nous vient d’Ovide dans ses métamorphoses : « Ou comment l’arbre à fruits blancs [le mûrier], porte maintenant, au contact du sang, des fruits noirs ? Elle [la première conteuse] retient ce récit. Cette légende n’étant pas très connue, elle commença ainsi, en continuant à filer sa laine. » C’est Pyrame et Thisbé, deux adolescent et adolescente babyloniens épris d’un amour fou contre pour Pyrame son père, pour Thisbé sa mère et pour les deux le roi local qui veut Thisbé pour lui-même.

Théophile de Viau transporte cette histoire dans le monde du début du 17ème siècle. La pièce fait allusion au pouvoir de Charles d’Albert, duc de Luynes, principal ministre de Louis XIII et l’homme qui aida le roi à se débarrasser de sa mère, Marie de Médicis, régente du roi qui était mineur, et qui organisa l’assassinat du principal confident de la régente, Concini. Louis XIII prit alors le contrôle du pouvoir en 1617, à l’âge de 16 ans. La pièce fut publiée avant la nomination du nouvel et principal ministre de Louis XIII, le cardinal Richelieu. Lui aussi était strict et expéditif, mais probablement moins autoritaire et intriguant que son prédécesseur.
La pièce dépeint un roi qui affirme son autorité comme absolue, signifiant qu’il est la loi pour tous parce qu’il est le roi et, en tant que tel, le représentant de Dieu lui-même qui l’a investi à ce poste. C’est le pouvoir absolu d’un roi féodal qui était censé n’avoir des comptes à rendre qu’à Dieu et à son représentant direct le Pape. Nous savons quel genre de conflits peuvent découler d’une telle situation avec Henri II et Thomas Beckett, ou encore Henri VIII et son premier divorce. En France, un conflit similaire a eu lieu avec Philippe IV Le Bel et l’affaire des Templiers. Henri II fit pénitence après l’assassinat de Thomas Beckett. Henri VIII bannit l’église catholique et fonda l’église anglicane. Philippe IV Le Bel lança un procès contre les Templiers et les fit tous condamner et exécuter, puis il saisit leur trésor qui était dit-on immense sans qu’on ne l’ait jamais retrouvé.

Henri IV de France a été assassiné en 1610 par Ravaillac. Théophile de Viau joue sur la situation trouble de la régence de Marie de Medicis pour confronter le roi de sa pièce à deux assassins qui échouent dans l’assassinat de Pyrame, et l’un des deux est tué par Pyrame. Puis il joue à nouveau sur le contexte français en confrontant le ministre principal du roi et ses acolytes à une émeute populaire qui manque de peu de les lyncher. Cela met fin aux ambitions matrimoniales forcées du roi qui disparait de la scène.
Il joue ensuite sur la loi absolue (jusqu’à la Révolution Française et même après) que c’est le père qui choisit les époux et épouses de ses filles et fils. Le père de Pyrame s’oppose absolument au mariage projeté par les deux jeunes gens. La mère de Thisbé, en l’absence d’un père, assume la même position et accepte la proposition du roi. On ne verra pas le père de Pyrame changer d’opinion mais on verra la mère de Thisbé sensiblement modifier la sienne.

Il n’en reste pas moins que les deux décident de fuir de nuit et se donnent rendez-vous sur un tombeau près d’un cours d’eau qui sert de point d’eau à des lions et autres bêtes carnassières.
Devant l’arrivée d’une lionne (dans la légende) mais plus exactement « d’un lion affamé » dans la version de Théophile de Viau, la gueule ensanglantée, elle fuit se cacher. Pyrame arrivant alors, en retard pour sûr, découvre le sang dans l’herbe et croit que Thisbé est morte. Il se poignarde plusieurs fois et meurt. Thisbé revenant sur ces entrefaites découvre le corps de Pyrame et se poignarde avec l’arme de Pyrame et un vers qui restera célèbre et sera surtout imité, popur ne pas dire pillé :
« Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traitre ! »

Certains veulent à tout prix comparer cette pièce à Romeo and Juliet de Shakespeare, publiée en 1597, bien que nous n’ayons aucune indication sur les premières représentations. Sans entrer dans le détail, Théophile de Viau ne pouvait pas ignorer cette pièce, pas plus d’ailleurs que A Midsummer Night’s Dream jouée pour la première fois en 1605 et cette pièce contient une pièce dans la pièce, et c’est justement Pyrame et Thisbé. Peut-on vraiment parler d’une ressemblance, raison de plus d’une dépendance, de la pièce de Théophile de Viau avec Romeo and Juliet. Il y a des éléments similaires mais dans Roméo et Juliette on est au-delà de l’ordre féodal et le prince est celui qui impose la paix par le bannissement de Roméo, ce qui provoque le drame, mais ce n’est pas pour épouser Juliette mais parce que Roméo a tué Tybalt. Le Prince au final impose aux deux familles de sortir définitivement de leur féodalisme familial, la « signoria » en italien, un concept si cher à la famille des Médicis. Théophile de Viau ne vise pas vraiment la gouvernance patriarcale des familles italiennes (ou françaises) héritée du féodalisme, mais bien plutôt le pouvoir absolu du roi de France, ce qui était hautement politique et donc dangereux, même après la mort du duc de Luynes et avant l’arrivée du cardinal de Richelieu. Théophile de Viau joue littéralement avec le feu. Pour Shakespeare c’est une farce un peu grotesque offerte par les artisans locaux à leur duc pour son mariage. Ici c’est directement une attaque du Roi de France ou de ses ministres.

La versification est fluide et presque naturelle. Les rimes sont le plus souvent suffisantes et parfois riches :
« … nos flammes
… nos âmes. » Rime suffisante.
« … nos saints accords
… de deux corps. » Rime riche.

Les images et autres moyens visuels de cette poésie sont riches, parfois recherchées, souvent surprenantes, mais en même temps — et cela est vrai dans tous les théâtres de cette époque — totalement irréaliste quand on a affaire à des enfants de treize ans ou à peine plus. L’enfant ne sera doté d’un langage réaliste pour son âge que peut-être un peu au 19ème siècle, mais surtout au 20ème siècle. Il n’y a pas dans le théâtre français du 17ème siècle la moindre conscience de la psychogenèse du langage qui est loin d’être achevée à treize ans. L’enfant ne sera reconnu comme un individu particulier pris dans un vaste mouvement de développement et de construction, de son intelligence, de son comportement et de sa capacité à appréhender le réel qu’après la première guerre mondiale avec les travaux de Vygotsky et Piaget. Mais c’est ce manque qui rend ce théâtre classique un peu déphasé et cela lui fait prêter le flanc à la grandiloquence de la déclamation pompeuse et purement ombilicale pour l’acteur. L’acteur ne crée pas un rôle, un personnage, une personnalité, mais impose sa propre personnalité au personnage qu’il est sensé interpréter. Qui jamais peut imaginer que le Cid a quinze ans, qu’il tue un comte en duel et qu’il mène la première bataille de reconquête de l’Espagne sur les Maures. Mais en ce temps-là on était vu comme adulte et rien d’autre dès que l’on pouvait marcher sur ses propres pieds et mordre dans sa viande et son pain. Au mieux dans la tradition catholique on avait l’âge de raison à onze ou douze ans, juste avant de faire sa communion solennelle, le jour même où on était confirmé digne de cette communion et de recevoir le corps du Christ. C’est là la plus pure tradition chrétienne avec Jésus se perdant dans le temple et y prêchant en Hébreu à l’âge de douze ans.

Jésus à 12 ans dans le temple
41 Les parents de Jésus allaient chaque année à Jérusalem pour la fête de la Pâque. 42 Lorsqu’il eut 12 ans, ils y montèrent avec lui comme c’était la coutume pour cette fête. 43 Puis, quand la fête fut terminée, ils repartirent, mais l’enfant Jésus resta à Jérusalem sans que sa mère et Joseph s’en aperçoivent. 44 Croyant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin, tout en le cherchant parmi leurs parents et leurs connaissances. 45 Mais ils ne le trouvèrent pas et ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des maîtres ; il les écoutait et les interrogeait. 47 Tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. 48 Quand ses parents le virent, ils furent frappés d’étonnement, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi as-tu agi ainsi avec nous ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse. » 49 Il leur dit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il faut que je m’occupe des affaires de mon Père ? » 50 Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. 51 Puis il descendit avec eux pour aller à Nazareth et il leur était soumis. Sa mère gardait précieusement toutes ces choses dans son cœur. 52 Jésus grandissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes. » (Luc 2 : 41–52 Segond 21, Copyright © 2007 Société Biblique de Genève)

On est ici bien loin d’une psychologie enfantine et on voit mal comment Pyrame et Thisbé peuvent à ce point être adulte bien avant l’âge. Mais il est impensable qu’il en soit autrement dans ce théâtre classique dont la langue est dictée par des canons qui seront bientôt codifiés par l’Académie Française de Richelieu fondée en 1634–35.
Dr. Jacques COULARDEAU