Rabelais Gargantuanesquement Vorace

GARGANTUA D’APRÈS RABELAIS — PHILIPPE NOIRET — JACQUES VILLERET — HENRI VIRLOGEUX — BERNARD HALLER — ET QUELQUES UNS EN PLUS — FRÉMEAUX ET ASSOCIÉS — 2001

Vous aimerez cet enregistrement car il est vivant et même pétillant et époustouflant. C’est une vraie aventure dans un monde fou fou fou comme il ne saurait l’être normalement. C’est un monde anormal dans lequel nous plongeons avec plaisir. Vous regretterez bien sûr que les plus de quatre cents pages du livre lui-même aient été réduites à une heure et demie de lecture. Il y a tant de choses qui ont été coupées que vous n’êtes même pas capables de suivre l’enregistrement dans le livre et aucun repère n’est donné.
Les quatre acteurs principaux sont quatre hommes représentant quatre personnages : Philippe Noiret joue François Rabelais avec sa voix si distinctive et son ton si posé qu’il en est rassurant dans ce magma épi-coco-mique. Henri Virlogeux joue Grandgousier d’une voix un peu sombre. Jacques Villeret joue Gargantua lui-même sur un ton enjoué et presque léger, le ton d’un gamin de cinq ans qui a grandi trop vite pour atteindre une mentalité de quinze ans et puis qui n’a plus du tout psychologiquement grandi après cela. C’est un personnage d’âge mental cinq ans grandi rapidement à quinze et gelé ensuite dans la vanité un peu sotte et totalement aveugle d’une adolescence non terminée. Bernard Haller joue Frère Jean, ce moine tourné on ne sait quoi à Thélème. On ne peut pas dire qu’il a mal tourné, ou qu’il a oublié de tourner une page. Il est de moine bénédictin ou quelque autre affiliation quelconque passé à moine grivois, buveux, mangeux, franchement irrévérencieux dans son abbaye qui n’a rien d’une abbaye mais est plutôt un phalanstère pour fainéants plus jouissifs et contemplatifs que méditatifs.
L’adaptation est le produit du travail de réécriture de Marc Normant, Marie-Dominique Calaque et Jean-Bernard Bertrand. Ils ont un peu trop choisi me semble-t-il de privilégier l’obscène et surtout de faire que cet obscène soit explicite alors que la plupart du temps il est enfoui sous des allusions qui sont savantes aujourd’hui et qui n’étaient en cette époque qu’un peu érudites car elles exigeaient une éducation qu’on dira plutôt universitaire. Rabelais était véritablement un homme de l’imprimerie et il écrivait donc non pas pour être lu ou chanté dans les châteaux et les salons bourgeois ou plutôt pré-bourgeois des villes, mais pour être lus par les étudiants et les érudits du royaume, et parfois à haute voix dans les salons ou les arrière-salles de bars de ces populations plutôt privilégiées de par leur éducation.
Vous vous laisserez prendre quelques minutes de textes par la musique qui vous prendra les oreilles et y pendra quelques pendeloques rythmées, comme les célèbres gammes de la Castafiore et ses célèbres pinderlots wallons.
Bonne écoute donc et bon vent ensuite vers le livre complet. Ce sera alors une vraie aventure digne de ce nom.
Dr. Jacques COULARDEAU

FRANÇOIS RABELAIS — GARGANTUA — TEXTE DÉFINITIF ÉTABLI ET ANNOTÉ PAR PIERRE MICHEL — PRÉFACE DE VICTOR HUGO — LIVRE DE POCHE — 1965–1994
Cette édition — et j’ai l’originale — est le texte en « français moyen » sur les pages de droites et les annotations sur les pages de gauche. Sans les annotations vous ne comprendrez pas grand-chose et surtout pas les allusions idéologiques, politiques, culturelles et surtout grivoises ou obscènes. Vous aurez le délire verbeux et verbal mais vous n’aurez pas la substantifique moelle à l’intérieur de cet os garanti à moelle. Il s’agit là du texte définitif que l’on imagine être celui que Victor Hugo a préfacé en son temps, tout imbu de culture régionaliste qu’il était. Je ne suis cependant pas convaincu par toutes les notes. Prenons un exemple.
« — O le gentil vin blanc !
— Et, par mon ame, ce n’est que vin de taffetas.
— Hen, hen, il est à une aureille68, bien drappé et de bonne laine. »
NOTE 68 : « Métaphore restée obscure. Le vin est-il rare, parce qu’il n’a qu’une oreille, au lieu de deux, comme tout le monde (explication proposée par M. Jourda), ou bien le compare-t-on, à un vêtement en un tissu de laine, image amenée par taffetas ? »
La dernière remarque est judicieuse. La laine est amenée par le taffetas. Mais alors qu’est-ce que cette « aureille » ? Il s’agit selon moi à une allusion au nom latin utilisé encore au temps de Rabelais pour l’étole du prêtre. L’étole est issue du grec mais c’est une appellation récente. On trouve ainsi l’étymologie du mot étole avec une explication qui élucide l’allusion :
« Étole. Du grec stolè, le vêtement de dessus. Sans qu’on puisse déterminer historiquement de quel vêtement il s’agissait à l’origine. Echarpe ou pièce plus ample ? En fait, le terme que l’on rencontre vers la fin de l’Antiquité, tant en Orient qu’en Occident, est orarium : sorte de serviette ou de mouchoir, de luxe plutôt, et qui devient progressivement un insigne. Et il l’est, dans l’Eglise, pour tous ceux qui ont reçu le sacrement de l’ordre : évêques, prêtres, diacres. Mais ces derniers portent cette bande d’étoffe qu’est l’étole, en bandoulière à partir de l’épaule gauche, alors que pour les premiers elle pend devant en deux bandes d’égale longueur. Amalaire (VIIIe siècle) confère à l’étole le symbolisme du joug et du fardeau doux et léger du Seigneur (Mt 11:30). »

Et franchissons un pas de plus et nous trouvons :
« oraire \ɔ.ʁɛʁ\ masculin
(Religion) (Époque mérovingienne) Linge religieux, étole.
L’aube était serrée à la taille par une ceinture plate dans laquelle était passée une pièce de lin de la grandeur d’une serviette. C’était l’oraire ; le prêtre s’en enveloppait les mains pour toucher à certaines choses sacrées. »
Je pencherais donc davantage vers cette allusion religieuse latine par similitude phonétique qui traite alors le vin blanc comme un don de Dieu, une boisson divine, un nectar céleste pour ne pas dire messianique, alors que le rouge est comme chacun le sait le sang du Seigneur que Rabelais risquerait de dire du saigneur. Rabelais est encore plein de mystères.
Mais plus que toute autre chose Rabelais est le vrai père de la littérature française, littérature qui n’a pu se développer et grandir qu’après l’invention de l’imprimerie en 1450 par Johannes Gutenberg et son associé Johann Fust. Les Anglais appellent cette invention un « mystery » et nous l’appelons plutôt un « art ». Mais c’est bien la même chose, l’outil qui a permis le développement des universités pour lesquelles les livres imprimés sont capitaux. Cette invention permet aussi la transformation du français dit moyen en français moderne. Et Rabelais est vraiment le premier à développer cette nouvelle forme qui va devenir le roman, alors qu’au Moyen Âge on n’avait que des épopées, de la poésie, voire quelques mystères et farces. Les deux premières formes étaient lues, récitées et chantées par des artistes ambulants allant de château en château et s’accompagnant d’un luth. Peu de gens avaient accès aux manuscrits de l’époque qui n’existaient trop souvent qu’en deux ou trois exemplaires et étaient produits par des copistes. L’imprimerie donne accès à la chose écrite, maintenant imprimée, à toute personne ayant accès à une bibliothèque ou suffisamment fortunée pour acheter des livres. Cela permit aussi la lecture publique, privée ou non, d’un livre par un lecteur à un auditoire souvent sélectionné d’une façon ou d’une autre et qui n’avait pas le temps ou le loisir, ou simplement l’art de la lecture. Cette pratique va révolutionner la société puisque la Révolution Française n’aurait pas été ce qu’elle fut si les journaux de l’époque révolutionnaire n’avaient pas été lus aux coins des rues ou dans les estaminets aux foules illettrées de l’époque par les privilégiés lecteurs.

Cette édition est en plus très utile pour saisir Rabelais dans sa langue, encore toute imprégnée de syntaxe latine. Les déclinaisons ont disparu mais les groupes nominaux et verbaux sont souvent plutôt libres dans leur placement dans la phrase (cela se maintiendra jusqu’à Cyrano de Bergerac). Pour comprendre le sens il faut verbaliser la phrase et l’intonation place les éléments nominaux et verbaux en hiérarchie syntaxique. Par exemple : « Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez moy de non beuvant beuvant. » C’est l’intonation qui permet de comprendre : « faites-moi passer de non-beuvant à beuvant ».
Rabelais est rabelaisien bien sûr et donc vous trouverez tout sur « le service divin » et « le service du vin », « le service divin du vin », ou vous pourrez dire : « rendez le service divin du vin », ou rendez le service du vin divin », pour employer la forme syntaxique archaïque précédente. Vous trouverez les trente-six façons de se nettoyer le fondement et surtout vous découvrirez que l’alcoolisme est le meilleur clystère que vous pouvez imaginer qui vous purge par en bas (chiasse et salissure) et par en haut (vomissure).
Vous vous engagerez dans les guerres picrocholines et vous apprendrez l’art du pardon, une fois la victoire acquise, et vous prendrez soutane, froc ou habit pour séjourner un temps à l’abbaye de Thélème. Bonne chance dans ce phalanstère ou on ne fait rien et qui vit donc d’eau pure et d’air frais, sans compter l’amour qui n’a rien de courtois car ce temps-là est passé, et surtout après la Peste Noire et la guerre de Cent Ans, il faut repeupler le pays avant que ne commencent les guerres de religions et quelques autres moyens de purger l’humanité de sa surpopulation.
Donc, bon voyage dans ces contrées françaises du Val de Loire et ses abords en un français moyen qui est tout à fait loin du moyen car il est riche et d’excellente qualité enivrante et jouisseuse car chaque mot est tout empreint du verbe latin qui le porte et est donc la tentative d’ejaculare bons mots sur bons mots, grivoiseries après grivoiserie, et de commuer vos mécréances iconoclastes en vos créances impayées. Et gare à l’intérêt, aux intérêts.
Dr. Jacques COULARDEAU

ALAIN VIALA — DANIEL MESGUICH — LA RENAISSANCE (HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE 2) — PRESSE UNIVERSITAIRE DE FRANCE & FRÉMEAUX ASSOCIÉS — AUDIBLE 01/01/2000–6h 31mn.
Je ne vais considérer ici que les deux heures vingt-quatre minutes consacrées à Rabelais. Alain Viala donne une suite de leçons, un peu doctes et très savantes. Il y a cependant quelques imprécisions. L’édit de Villers-Cotterêts par exemple n’est pas écrit en français mais en picard, et pourtant il décrète que toutes les décisions et délibérations de justice se devaient d’être écrites dans la langue française. Serait-ce que sous François 1er on considérait le Picard comme faisant partie de la langue française ? Peut-être mais aujourd’hui on sait mieux ce qu’il en est. Il suffit de lire l’original de cet édit pour voir combien on est loin de la langue française de Rabelais ou autres auteurs de la même époque. Bien sûr qu’il ne faut pas s’en tenir à la version française standard disponible à l’Assemblée Nationale. De même si Lille était la capitale des Flandres Françaises, on n’y parlait pas le flamand, mais le picard à nouveau, comme à Roubaix et à Tourcoing et un peu au-delà vers l’ouest. Le flamand n’apparut dans l’industrie textile que quand les ouvriers flamingants venus de Belgique arrivaient le lundi matin avec leur « pot-au-bure » (toute leur nourriture pour la semaine : ils n’achetaient guère que du pain) et repartait le samedi soir avec leur paye. Mieux, ce n’est que depuis quelques décennies que la majorité de la population côté belge est en train de changer et de devenir flamande ce qui impose le passage des noms de ville du Wallon au Flamand, de Tournai à Doornik, de Mouscron à Moescron, etc.

Mais l’approche de Rabelais est vraiment que Rabelais est le père fondateur de la littérature française, ce avec quoi je ne peut-être que d’accord. Il choisit d’écrire en français de son époque et de puiser dans les traditions du Moyen Âge français populaire et donc en vieux français comme les histoires de tradition orale, les fabliaux et les Fables présentées dans les marchés comme la Farce de Maître Pathelin. Et c’est probablement là que François Rabelais peut être le mieux compris comme étant au confluent de l’histoire : le passage de la culture purement orale à la culture imprimée, de la culture jouée ou représentée à la culture imprimée et donc lue et disponible en bibliothèques. Le confluent entre le manuscrit justement produit par les copistes, la plupart du temps en latin, et le livre imprimé et qui passe alors souvent aux langues vernaculaires. Je suis moins impressionné par le confluent d’un moine franciscain passant aux bénédictins puis à l’université et devenant docteur à l’Hôtel Dieu de Lyon, et encore ensuite devenant curé et humaniste écrivain, voire éditeur de livres médicaux et autres écrits scientifiques. Je ne crois cependant pas que le terme confluent soit le bon mot. Ce n’est pas un croisement ou un confluent mais bien un passage d’un monde à un autre, donc vraiment un seuil choisi et franchi. L’idée de confluence est centrée sur l’amont de Rabelais et ce qu’il assume et qu’il intègre dans ce qu’il crée, mais pas sur l’aval de Rabelais et ce qu’il crée par symbiose de ses choix et influences multiples.
En fait le secret de Rabelais est l’oracle de la Dive Bouteille qui finit par donner le secret dans un seul mot « Trinque » qui est bien sûr le mot magique qui simplement implique la totale et parfois fort dérisoire liberté de laisser vos sens guider vos pas, dominer vos émotions et coloniser votre esprit. On ne pense plus que par l’alcool qui vous change l’âme, l’esprit et le corps et vous est un clystère par le haut comme par le bas, une purge de vomissure à salissure.

Le plus intéressant est cependant ce que l’auteur dit de la langue de Rabelais. Il compterait vingt-six mille mots (s’entend mots différents). Il compare avec d’autres auteurs mais il oublie de citer Victor Hugo ou Shakespeare qui sont des auteurs infiniment plus prolifiques que la plupart et en plus ils ont des corpus complets impressionnants étant donné l’étendue de leurs œuvres. Il cite les langues que Rabelais connaissait et utilisait : le français, le latin, l’italien, le grec et l’hébreu, mais il signale que Panurge répond à une question en allemand, italien, espagnol, latin, français, anglais, hébreu et des langues inventées qu’il assume être du turc ou du serbo-croate. En plus Rabelais invente des mots tout le temps comme « sorbonagre » de « Sorbon + onagre », le tout désignant les ânes de la Sorbonne.
Il insiste sur les genres abordés par Rabelais. Le roman bien sûr, le récit in absentia, raconter une histoire qui se passe ailleurs et en un autre temps. Il manque encore à Rabelais quelques subtilités de langue qui ne sont pas encore établies en français comme particulièrement l’opposition passé simple contre imparfait et leurs temps composés. L’imparfait ne prendra racine dans la langue française que lentement à partir du 17ème siècle pour une action passée vue en déroulement, en durée, à l’opposition du passé simple. C’est le temps indispensable pour le récit romanesque qui décrit des actions passées en train de se dérouler. Il traite aussi du roman d’aventure et du roman de voyage, on pourrait dire picaresque, même si ce terme est plus espagnol et fait allusion à Don Quichotte, et du roman de guerre mais pas épique, plutôt satirique. Il utilise la science-fiction (serait-il le premier ?) qui est simplement l’imagination d’un lieu et d’un temps non réels et donc qui sert de satire, moquerie ou réflexion politico-philosophique. Il utilise souvent des modèles qui viennent de loin, mais il les transforme et leur donne une dimension nouvelle.
Mais en moderniste qui se respecte l’auteur insiste sur l’absence de femmes dans les œuvres de Rabelais sans montrer comment tout le plaisir du vin, tout le plaisir de la chair, tout le plaisir du sexe ne sont vus que du point de vue du vit, du sexe mâle, de l’homme. La femme n’est qu’un moyen d’atteindre ces plaisirs, au plus un outil, un instrument, peut-être même un jouet. Même dans le passage du chapitre 52 de Gargantua, lu par Daniel Mesguich, c’est encore l’homme qui décide de quitter Thélème et qui choisit la femme avec laquelle il partira. Elle n’a rien à dire, sinon « oui » au mariage qui s’ensuit. Cela est en contradiction avec l’émergence d’autrices importantes comme Jeanne Flore, Hélisenne de Crenne ou Marguerite de Navarre. On est loin d’une libération des femmes, même de l’approche des femmes à un rang d’égalité chez Rabelais. Et de toute façon les autrices ici citées sont au plus des défricheuses et il faudrait s’intéresser de savoir quel public elles avaient, quel rayonnement elles portaient. Il y a de fortes chances qu’elles fussent uniquement des femmes comme celles que les moines de Thélème emmenaient avec eux quand ils quittaient, à leur initiative seulement, l’abbaye.

C’est là qu’il est nécessaire de faire une remarque sur le choix de diction de Daniel Mesguich. Alain Viala dit que Rabelais conservait dans son écriture de nombreuses lettres muettes marquant l’étymologie des mots. Daniel Mesguich fait le choix de prononcer ces lettres qui ne sont alors plus muettes. Je suis tout à fait d’accord avec ce choix, considérant que toutes ces lettres sont en fait des traces que Rabelais veut garder et donc qu’elles doivent être prononcées pour justement aller dans ce sens. Si on les muettise on supprime justement cette référence à l’étymologie des mots, à l’histoire de la langue, à sa vie et sa genèse dans le temps et surtout dans la durée. J’ai fait une lecture de François Rabelais et François Villon justement hier et j’avais fait le même choix pour la raison que je viens de donner. François Villon qui est exactement de la même période fait apparemment un choix différent car il n’écrit pas ces lettres superflues et on sait qu’elles disparaîtront rapidement. Daniel Mesguich ne garde qu’une seule prononciation originale de tous les « oi » qu’il prononce comme Louis XIV les prononçait supposément, comme s’ils étaient écrits « oué ». J’avais fait le même choix mais je ne l’avais pas fait de façon systématique. On remarquera que cette prononciation s’applique entre autres au seul temps du passé qui est l’ancêtre de ce qui va devenir l’imparfait, en la large absence d’un passé simple.
Sans vouloir présumer d’une étude plus approfondie, le chapitre 57 de Gargantua est entièrement au passé avec de nombreux verbes portant des formes de notre imparfait moderne. Il n’y a que quatre formes de notre passé simple et elles ne s’imposent même pas vraiment. La première est portée par le verbe lui-même, « entrer » qui implique une action ponctuelle : « Par ceste liberté entrerent en louable emulatiion de faire tous ce que à un seul voyaient plaire. » Les deux cas suivants sont portés par la négation « jamais ne » à l’initiale de la phrase : « Jamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans, tant dextres à pied et à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians tous bastons, que là estoient, jamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, a l’aigueille, à tout acte muliebre honnete et libere, que là estoient. » Notez l’absence de nombreux accents. Ces deux « passés simples » sont une ouverture à tous les temps et tous les lieux en opposition avec les deux conclusions centrées sur ici et maintenant (temps large) : « que là estoient ».Le quatrième et dernier cas est totalement non justifié par le cotexte, le contexte ou même le sens sinon que le verbe est « issir » l’inverse de « entrer » et donc pose une action ponctuelle, mais sous verbe modal qui ne justifie pas ce passé simple de forme : « Par ceste raison, quand le temps venu estoit que aulcun d’icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes, voulust issir hors, avecques soy il emmenoit une des dames… » La vraie forme romanesque commencera à se développer à la fin du 17ème siècle et posera alors deux temps du passé : le passé simple pour les actions se déroulant en succession chronologique et sans durée, et l’imparfait pour les actions vues en durée comme : « Il entra [action ponctuelle] quand je lisais le journal [action vue en durée] » en opposition avec « Il entra [action ponctuelle] quand je me mis [action ponctuelle, en succession chronologique avec la précédente] à lire le journal » ou encore « il entrait [action vue en durée] quand la foudre le foudroya [action ponctuelle infiniment plus courte que l’action précédente, et qui donne alors de la durée à la précédente et impose l’imparfait] en même pas l’espace d’une seconde. » Nous n’avons pas ce balancement temporel chez Rabelais, même si les deux formes existent.
Il est sûr que Rabelais est une étape essentielle et fondatrice de la littérature française, mais il ne faut pas tordre le bâton trop vers le 21ème siècle. On est au tout début d’une littérature et on est surtout au tout début d’une société qui commence à penser que la liberté individuelle est une nouveauté digne de ce nom. De là à dire que la solution de la beuverie est une bonne solution, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. Libre à vous de le faire à vos risques et périls. Cela me rappelle par trop les soirées bachiques du pays minier du Nord Pas de Calais où les mineurs se racontaient entre hommes uniquement, de plus de treize ans, âge auquel ils entraient à la mine, dans une arrière-salle d’estaminet, des histoires obscènes, grivoises ou simplement érotiques, parfois plus, tout en buvant une bonne partie de la paye de la bière qui faisait oublier la noirceur et la crasse de la mine quotidienne, même après la douche dans la salle des pendus quand ce n’était pas le savonnage dans un baquet dans la cuisine de la courée où ils vivaient, le samedi soir, avant d’aller à la messe le dimanche matin pour se guérir de leur gueule de bois et de leur âme noire de houille et saoule de grisou.
Dr. Jacques COULARDEAU
