Cyrano de Bergerac en Goguettes de Cabaret

CYRANO DE BERGERAC
Si Edmond Rostand, le frère de Jean Rostand, l’expérimentateur sur grenouilles vivantes, n’avait pas écrit sa pièce sous le titre du nom de cet auteur, ; nous n’en saurions certainement pas autant sur lui. Nous avons été pris en otage et détournés par un auteur qui a su plagier Cyrano de Bergerac au moins trois siècles et quelques décennies plus tard pour faire une pièce qui a toujours le même succès au théâtre comme au cinéma. Depardieu de toute façon l’a rendue immortelle.
Et pourtant quel plagiat. La tirade des nez est entièrement ou presque contenue dans les errements sur la Lune.
Il est vrai que Cyrano de Bergerac, l’auteur, a toujours été dans le domaine public.
Mais en plus ne voilà-t-il pas que Daniel Mesguich vient de monter La Mort d’Agrippine à Avignon en Juillet et va la jouer à Paris en mars et avril prochains. Quel diable a piqué Daniel Mesguich ? Je ne le saurai que quand j’aurai vu la pièce. J’ai réservé pour la première à Paris. Que diable va-t-il faire dans ce traquenard romain ?
L’intéressant, j’en suis persuadé, et il a probablement su sortir de la logorrhée interminable de cet auteur fort en gueule et mal embouché, mais jamais à court de mots, même si ses alexandrins sont un peu parfois faciles et chevillés.
Bonne lecture.
Olliergues, 24 Septembre 2018

CYRANO DE BERGERAC — FRÉDÉRIC LACHÈVRE — LES ŒUVRES LIBERTINES DE CYRANO DE BERGERAC : LE PÉDANT JOUÉ, LA MORT D’AGRIPPINE, LETTRES, MAZARINADES, APPENDICE… — 1646–1921
La couverture de ce livre est parfaite : une voie ferrée dans une immense plaine herbeuse, uen savane. Le classement de cet ouvrage en œuvres libertines est peut-être valable au 17ème siècle mais a peu de valeur aujourd’hui et est donc anachronique comme les rails de cette voie ferrée pour Cyrano de Bergerac. Pourquoi pas un airbus en décollage, direction la Lune ? Cyrano de Bergerac prend des libertés avec la réalité et la vérité, mais cela ne fait pas de lui un libertin. Je reviendrai sur La Mort d’Agrippine plus bas, mais c’est un drame noir et sombre, sanglant et même répulsif, en rien libertin, sauf à considérer Le Cid de Corneille comme une œuvre libertine car elle met en scène un duel mortel un an ou presque après l’interdiction du duel par Richelieu.

LE PÉDANT JOUÉ
Nous dirons que le libertinage est pour le moins absent de cette pièce, de cette comédie dans la comédie, ou cette farce dans la comédie, ou de cette comédie dans la farce, sauf à classer les grossièretés de langage comme des libertinages (et on descend jusqu’au fesses mais surtout pas de description frontale) ou l’allusion de Génevotte dans la comédie dans la comédie que son beau-père, M. Granger, va bientôt être grand-père, et qu’il engrange cette information au plus profond de son être, ce qu’il fait en regrettant que ces rejetons ne soient pas les siens directement. Mais on est loin du Marquis de Sade et loin même de la cour quand elle sera à Versailles, du moins avant 1672 pour Louis XIV qui n’a un cabinet de la chaise qu’à cette date, et tous les matins à cinq heures ou à peu près quand l’allée arrière est couverte de paille pour que les courtisans viennent y faire leurs gros besoins qui sont ensuite dégagés par les garçons d’écurie pour en faire un fumier. Et ne parlons pas des valets de pisse, des seaux à pisse et des chaises percées. Ou bien j’imagine que Topaze est une pièce libertine puisqu’elle parle des pissotières à roulettes.
Mais il y a beaucoup à dire sur ce Pédant Joué.
M. Granger (père), le Pédant, est très directement un autoportrait de Cyrano de Bergerac en charge satirique ou burlesque. Il nous assomme de son savoir plus qu’encyclopédique sur les Anciens, Grecs et Romains, comme si c’était une Bible incontournable du Pédant, du lettré, du clerc d’université, en l’absence de référence à la Bible elle-même, ou si peu, comme si la Bible n’était pas citable au même titre que Socrate, Aristote et je ne sais quel Cicéron. Cyrano de Bergerac a l’art du monologue interminable et heureusement que parfois un autre personnage se permet de glisser une réplique courte entre deux chapitres de ces monologues. En d’autre termes ce n’est pas du théâtre vraiment mais une sorte de dissertation lettrée et érudite que nous assène le Pédant.
Mais en plus un Capitan, Chasteaufort, fait fort aussi dans le genre aristocrate dans le « service d’ordre policier » de cette ville de Paris. Lui aussi se lance dans des cogitations interminables sur les devoirs de tous les officiers de police en ce temps-là. Mais pire encore Cyrano de Bergerac nous bombarde avec un paysan, Mathieu Garreau, qui lui aussi donne et fait dans le monologue interminable. Il parle en fait un dialecte provincial non identifié et probablement fictif qui ne veut pas dire grand-chose car la moitié des mots sont écorchés et incompréhensibles. Il est comme ces picardisants du Nord Pas de Calais de Jules Mousseron, donc comme Cafougnette, il s’aparle sans cesse. Il essaie de parler comme ses maîtres et modèles. L’ennui c’est que de la langue pédante il n’a que la musique mais il n’a pas encore appris les mots. Si on suit la musique alors on entend quelques mots qu’on reconnaît au « lent passage du temps » dramatique, « la lente et pendulaire oscillation sur son axe du monde emporté dans les espaces seulement perceptibles par le retour périodique et saisonnier des différentes espèces de fruit, les invariables achats saisonniers de sucre pour les confitures ou de vinaigre pour les cornichons. » (Aymeric Glacet, Claude Simon chronophotographe : ou les onomatopées du temps, 2018)

Ces monologues dialectaux sont suffisamment longs pour qu’on puisse jouir de ces pauses linguistiques musicales, la plus réussie étant Acte II scène III où ce brave Gareau garrotte notre attention par une généalogie qui permet à Granger Père de refuser Fleury, son cousin, en épousailles de sa fille Manon. Notons que ce mariage disparaît littéralement de la scène car en plus le Gentilhomme de La Tremblaye est amoureux de cette Manon et sa fille est amoureuse du fils du Pédant, Granger Le Jeune. Et Gareau donc nous assène une longue péroraison où certains mots ressortent et hachent ou rythment le discours incompréhensible sinon que Fleury n’est en rien riche ou digne de ce mariage : « Nicolas Girard… père… Louis Girard… frère… Guiebe… l’Orme de la comère Massée… mon compère et sa femme ma comère… espousé mon compère… le cousin de la brû de Piare Olivier… Jean Henault… le gendre du Biau-frère de son Onque… eu des enfans de Jaquelaine Brunet qui mourirent sans enfans… le Neveu de Denis Gauchet avet tout baillé à sa femme par Contract de mariage, à celle fin de frustriser les hériquers de Thomas Plançon… sa Mère-Grand… [les] Mineurs de Denis Vanel l’esné… la Veufve de Denis Vanel le jeune, et par conséquent ne devons-je pas avoir la sussion de Nicolas Girard ? »
Et ce pauvre Fleury voulait acheter Manon avec cette succession, pardon cette « sussion », encore un acte de libertinage. Et pour parfaire la logique, Gareau nous en remet un deuxième saladier de parenté, sur laquelle je vais passer. Conclusion de Granger Père en direction de Fleury : « Vous pouvez promener vostre charruë ailleurs que sur le champ virginal du ventre de ma Fille. »
Et ce Pédant va jusqu’à présenter le testament, non pas posthume mais minus posterus, ou ante mortem par opposition à post mortem, de Cyrano de Bergerac lui-même dans son dernier monologue conclusif de la pièce où il s’imagine en tête à tête avec la mort elle-même qu’il réussit à écarter avec un bel argumentaire dialogué. En d’autres termes le Pédant est l’image burlesque au miroir déformant de Cyrano lui-même.
Le plus amusant est que cette pièce sera utilisée comme modèle plagiée et pillée par Molière trois fois au moins dans La Jalousie du Barbouillé et dans Les Fourberies de Scapin. Dans cette dernière pièce se retrouve la scène de la galère turque dans laquelle le fils Granger aurait été enlevé. Il est sûr qu’une galère turque dans la Seine à Paris est un peu problématique. Molière positionnera sa pièce à Naples ce qui rend la galère turque infiniment plus plausible. Mais encore une fois Cyrano de Bergerac est trop verbeux et une bonne répartie est surutilisée. Qu’on en juge Acte II Scène IV : « Que diable allez faire aussi dans la galère d’un Turc ? D’un Turc ! … Que diable aller faire dans la galère d’un Turc, … Ha ! Que diable, que diable, aller faire en cette galère ? … [Dans la galère d’un Turc !] … (Mais misérable, dis-moy, que diable allois-tu faire dans cette Galère ?) … S’en aller dans la galère d’un Turc ! Et qu’y faire, de par tous les diables, dans cette Galère ? O ! Galère, galère, tu mets bien ma bourse aux galères. » Et la conclusion de cette explosion répétitive vient de Paquier : « Voilà ce que c’est que d’aller aux galères. Qui diable le pressoit ? »

Géronte chez Molière est un peu plus concis et par là même plus comique : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? … Que diable allait-il faire dans cette galère ? … Que diable allait-il faire dans cette galère ? … Mais que diable allait-il faire à cette galère ? … Mais que diable allait-il faire à cette galère ? … Que diable allait-il faire à cette galère ? … GÉRONTE — Ah maudite galère ! SCAPIN — Cette galère lui tient au cœur. … Que diable allait-il faire dans cette galère ? Ah maudite galère ! Traître de Turc à tous les diables ! » Et tout cela pour extorquer cinq cents écus au père pour permettre au fils d’épouser celle qu’il veut et que le père ne veut pas, du moins pour son fils. Dix fois contre onze, mais surtout la répétition reprend la phrase entière, écarte les Turcs pour l’essentiel et chaque répétition rythme chaque tentative de Géronte de trouver un moyen pour ne pas payer les cinq cents écus, d’envoyer la justice en pleine mer à remplacer le fils par le valet, Scapin, ou marchander la somme et payer à crédit. L’amour du père en apparaît alors comme l’amour pour ses écus et non pour son fils.
Si vous avez du courage lisez la longue péroraison de Granger Père sur l’impuissance sexuelle, entendez la castrante destinée de Capitan Chasteaufort qui n’est « ny masculin, ny féminin, mais neutre. … Vous avez fait de votre Dactyle un Troquée, c’est-à-dire que, par la soustraction d’une brève, vous vous estes rendu impotent à la propagation des individus. Vous estes de ceux dont le sexe femel » et suit alors soixante-treize octosyllabes tous rimant, riches ou pauvres, en /-consonne+if/.
Et la fin finale du jeu, j’entends de la roublerie dont Granger Père est la victime, puisqu’on lui a révélé les stratagèmes pour lui faire accepter de marier son fils à Génevotte, y compris en ramenant le cadavre du dit fils pour que Génevotte puisse respecter son vœu de l’épouser vif ou mort, puis d’épouser le Père, le cadavre étant bien sûr comme Juliette un vivant en sursis jouant au mort prêt à ressusciter dès que le mariage mortuaire serait prononcé, cette fin finale donc est la comédie dans la comédie. On fait croire à Granger Père que le mariage n’est qu’une comédie dans la comédie et donc n’a pas de valeur, et le Père tombe dans le panneau comme un Jean de la lune qui serait un Granger grugé comme devant, et comme derrière d’ailleurs, donc de quelque côté que ce soit.

Pour jouer sur scène cette comédie farcesque et farcie de savants jeux de mots il faudrait d’abord et avant tout la saucissonner en tranches et élaguer celles qui sont par trop longues lourdes et pesantes. C’est d’ailleurs ce que Molière a fait. Pour conclure deux bons mots. D’abord un bon mot narcissique de Cyrano de Bergerac énoncé par Génevotte : « Pour son Nez, il mérite bien une égratignure particulière. Cet authentique Nez arrive partout un quart d’heure auparavant son Maistre : Dix savetiers, de raisonnable rondeur, vont travailler dessous à couvert de la pluye. » Ce qui serait une allusion à « une épigramme de l’anthologie où il est question d’un certain Antidamas dont le nez était si long qu’il servit un jour d’échelle à quelqu’un pour s’esquiver par la fenêtre pendant un incendie (Victor Fournel). » Le nez reste toujours la protubérance préférée en public du moins de Cyrano de Bergerac.
Et pour finir avec justement ces protubérances que Cyrano de Bergerac aime tant, il offre un demi-alexandrin qui répond merveilleusement au vers de Pierre Corneille dans Polyeucte (1642) : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule. » (Acte I, Scène I) Et cette prolongation du désir devient chez le paysan Mathieu Gareau : « Ainsi le vit se glisse. » (Acte II, Scène III). Serait-ce ici enfin un élément de libertinage ? Certainement quand on regarde la phrase entière qui contient ce demi-alexandrin : « Et pis c’est à se sabouler, à se patiner, à plaquer leurs mains au commencement sur les jouës, pis sur le cou, pis sur les tripes, pis sur le brinchet, pis encore plus bas, et ainsi le vit se glisse. » Un alexandrin complet pourrait être : « Ainsi le vit se dresse et lentement se glisse. »
On ne peut plus guère faire quoi que ce soit de cette farce car un certain Molière l’a plagiée avec génie, l’a imitée avec style et en a fait une farce qui se tient de rythme, de tempo et de tricherie.

LA MORT D’AGRIPPINE
La première surprise que l’on rencontre avec cette pièce est l’identité de cette Agrippine. Qui ne connait pas Agrippine la Jeune née le 6 novembre 15 après J.-C. à Ara Ubiorum et morte assassinée dans sa villa de Baule près de Baies sur ordre de Néron entre le 19 et le 23 mars 59, impératrice romaine, sœur de Caligula (empereur de 37 à 41), épouse de Claude (empereur de 41 à 54), et mère de Néron (empereur de 54 à 68). Elle est en outre la descendante directe d’Auguste, empereur de 27 avant J.-C. à 14, et petite-nièce et petite-fille adoptive de Tibère, empereur de 14 à 37. Petite-fille d’Agrippa et également petite-fille de Drusus, Agrippine la Jeune est la fille de Germanicus, tous trois généraux romains ayant commandé en Germanie inférieure.
Mais il ne s’agit pas d’elle qui fut immortalisée par Händel dans on opéra Agrippine. En fait il s’agit de sa mère, Agrippine l’Aînée née vers 14 avant J.-C. morte en 33 après J.-C.) qui est la fille de Julia (et donc la petite fille d’Auguste) et d’Agrippa. Selon Suétone, Caligula alimenta la rumeur qui disait que sa mère était née d’un inceste entre Auguste et sa fille Julia (Suétone, Vie des douze Césars, Caligula, XXIII, 2.). Elle épouse Germanicus. Elle est également la belle-sœur et belle-fille de l’empereur Tibère, la mère de l’empereur Caligula et de Julia Agrippina dite Agrippine La Jeune, la cousine et belle-sœur de Claude et la grand-mère maternelle de l’empereur Néron.
On voit dans ce personnage ce qui peut attirer Cyrano de Bergerac. Certains ne voient que l’aspect « tout est pourri dans ce monde et rien ne peut le sauver » et la pièce regorge d’éléments sur cette déliquescence et décomposition de la société politique de Rome après Auguste, qui lui-même n’était pas des plus clairs. La société romaine est fondée sur l’esclavage de peuples conquis et soumis à la loi romaine directe sans la moindre autonomie, sauf comme un cache-misère de cet impérialisme colonial. Cette société esclavagiste est assise sur le culte absolu de la violence contre tout ce qui peut contester la légitimité de l’empire et de ses dieux. Le « sacrifice » humain, que ce soit de prisonniers de guerre ou de rebelles à la loi romaine, d’Hannibal à Jésus Christ, est une pratique quotidienne. On crucifie, on jette dans de l’huile bouillante, on tue de mille façon diverses dans le cirque avec des gladiateurs, des bêtes sauvages et bien d’autres jeux populaires, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants tous les ans, sinon tous les mois. La violence, même pas criminelle, purement assassine pour la défense de privilèges, de positions de pouvoir ou pour le simple plaisir, pervers, hystérique, paranoïaque, psychotique ou glacé comme un jeu d’échecs, est monnaie courante entre tous ces hommes et femmes qui se haïssent.

Il est donc facile de conclure que Cyrano de Bergerac dans l’après Richelieu et sous le Mazarin voit monter un monde de la Fronde, de la rébellion, de l’anarchie, de la guerre civile féodale. Personnellement je penche plutôt vers une autre dimension qui sur la base de ce tableau sombre sinon noir émet le souhait, le vœu, exprime l’espoir qu’un jour un roi puissant et fort pourra rétablir l’ordre légitime. Le plus surprenant cependant c’est que la pièce sauve Caligula qui sera ce que l’on sait, mais ne cite pas la fille qui donnera naissance à Néron, un autre empereur particulièrement nocif. En fait ce drame est shakespearien. L’inceste d’Auguste n’est en rien mentionné mais c’est le crime initial qui produit un monde totalement déréglé. On est dans Titus Andronicus, et on y meurt comme des mouches. Cependant Shakespeare laisse toujours une fin ouverte après l’élimination de tous les protagonistes pervertis et le rétablissement de l’ordre par un de ce clan qui avait été poussé sur la touche et qui peut revenir et nettoyer les écuries d’Augias comme Fortinbras après la purification du royaume de Danemark, pourri comme on le sait au début de la pièce Hamlet.
Ainsi après La Mort de César de Scudéry et Médée de Corneille en 1635, Le Cid de Corneille en 1637, Cinna de Corneille à nouveau en 1642, La Mort de Sénèque de Tristan L’Hermite en 1644, La mort d’Agrippine ne dépareille pas. Ce monde s’enfonce dans le dérèglement féodal de l’aristocratie confrontée à l’émergence d’un pouvoir royal centralisé, pouvoir qui ne triomphera qu’après l’accession au trône de Louis XIV et l’immédiat éloignement de Mazarin.
Mais qu’en est-il de la tragédie ?

Deux complots centrés sur Agrippine comme source ou cible sont le cœur de l’ouvrage. Séjanus, principal conseiller de l’empereur Tibère, est aimé par Livilla, sœur de Germanicus, époux mort d’Agrippine tué sur ordre de Séjanus par Pison, mais il haït Livilla. Cependant Livilla lui inspire le besoin de tuer Tibère pour ensuite éliminer Agrippine, ouvrant ainsi le trône à Livilla elle-même. D’un autre côté Séjanus aime Agrippine qui le hait pour son rôle dans l’élimination de Germanicus, mais elle joue sur cet amour pour amener Séjanus à tuer Tibère et ouvrir le trône à elle-même. Après mariage avec Séjanus. Tibère joue serré et découvre les divers complots. Il prend les comploteurs de court et les élimine tous. Du côté d’Agrippine seul Caligula est épargné. Tous les membres de la famille d’Agrippine sont éliminés. En fait il y a erreur ici car la fille d’Agrippine, la future Agrippine la Jeune est aussi épargnée et les deux, fils et fille, seront adoptés par Tibère, leur ouvrant ainsi la porte vers le trône, Caligula en premier. Cependant cette trame dramatique pâtit d’une chaîne stylistique grandiloquente. Les personnages se lancent sans cesse dans des monologues infinis au style plus ronflant que quoi que ce soit d’autre. Rares sont les vers qui sortent avec puissance, dépassant cette pompe alexandrine qui perd la force d’un langage émotionnel, passionné et personnel. Même quand Agrippine triomphante se venge verbalement de Séjanus condamné au supplice de la pierre, une mort lente qui permet un long spectacle mis en scène pour le condamné avant qu’il n’étouffe.
« Ton fils, ton héritier, à la haine de Rome
Va tomber, quoique enfant, du supplice d’un homme,
Et te perçant du coup qui percera son flanc,
Il éteindra ta race et ton nom dans son sang ;
Ta fille devant toi par le bourreau forcée,
Des plus abandonnés blessera la pensée. » (Acte V, Scène VI, 1549–1554)

Et pourtant Cyrano de Bergerac aurait pu aisément condenser ces six vers en à peine deux qui eurent eu alors une force démultipliée. Notons que cependant sur trois rimes une seule est forte, la troisième (Consonne, voyelle, -cée/-sée) et que les deux premières, féminine d’abord et masculine ensuite, sont des rimes faibles (la première consonne n’est pas identique : flanc/sang et Rome/-n_homme). Nous touchons là à une faiblesse majeure de Cyrano et de ses alexandrins. Ses rimes ne sont pas acceptables selon les règles de cette versification classique française, parce que faibles.
Mais de plus très souvent Cyrano de Bergerac utilise des chevilles faibles pour équilibrer ses alexandrins. Prenons quelques exemples.
Vers 128 : « Pour perdre un si grand homme il faut plus d’une mort. » Il eut été facile de supprimer cette cheville « si » qui n’apporte rien et d’atteindre l’universel avec « Pour détruite un grand homme il faut plus d’une mort. » Et je ne dirai rien sur la faiblesse de « il faut ». Notons que la rime est faible (sort/mort).
Vers 172 : « Que le trône est le temple où je dois t’épouser. » La cheville « que » pouvait aisément disparaître en faisant de cette proposition une apposition au lieu d’une conjonctive : « Notre trône est le temple où je dois t’épouser. » Ce « notre » alors réfère à Rome, le trône de l’empire tout entier autant qu’à l’appropriation de ce trône qu’Agrippine ambitionne.

Vers 262–264 : « Et veuve d’un Héros j’épouserais un traître ! / Ha ! Ne m’accuse point de tant de lâcheté, / Et pénètre un peu mieux dans mon cœur irrité. » Les trois chevilles « et », « ha ! » et « et » affaiblissent le texte et le sens. « Moi, veuve d’un héros, j’épouserai un traître ? / Oses-tu m’accuser de tant de lâcheté ? / Fouille un peu mieux le feu de mon cœur irrité. »
Même les vers qui closent le premier acte sont marqués d’une cheville et d’une rime féminine faible pour le seul but de garder un bon jeu de mot pour le moins de mauvais goût. Vers 345–346 : « Mais allons préparer, dans la pompe célèbre / Du retour de Tibère, une pompe funèbre. » On ne peut guère corriger ces vers qui sont ceux d’un bateleur de foire plutôt que d’un comploteur impérial. Il est sûr que Séjanus est fils de paysan monté du rang, mais la tragédie exige de ne pas en faire un bouffon.
Ce qui me fait dire que nous avons là une tragédie imparfaite dans son style poétique et pourtant la trame dramatique est des plus concentrée. Mais on est loin de la puissance de Corneille comme à l’ouverture du cinquième acte de Cinna :
« Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t’impose :
Prête, sans me troubler, l’oreille à mes discours ;
D’aucun mot, d’aucun cri, n’en interromps le cours ;
Tiens ta langue captive ; et si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.” (Acte V, Scène I)

Malgré la première rime faible, les trois autres sont fortes. La répétition de « prends » est à la fois la marque du mépris d’Auguste pour Cinna et de son autorité qu’il va juste après réasserter lourdement. Si on peut considérer que le « et » du cinquième vers est une cheville, elle n’est pas à l‘ouverture d’un vers, mais à sa césure et la liaison avec la syllabe féminine antérieur la noie dans le flux de puissance de ce verbe. Et même si le célèbre monologue du Cid, « Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort,” compte une vaste majorité de rimes féminines, les chevilles se comptent sur les doigts d’une main et sont si fortement syntaxisées qu’on ne peut guère les remplacer par quoi que ce soit qui ne ralentirait pas le récit qui se veut hyper dynamique.
La seule tragédie de Cyrano de Bergerac n’est pas selon moi un œuvre véritablement puissante. Elle mêle les intentions, affaiblit les passions et banalise le style classique de l’alexandrin. Rien ne sert de respecter les trois règles, encore faut-il avoir la puissance émotionnelle que porte si bien l’alexandrin classique en éùmergence en 1647.

CYRANO DE BERGERAC — L’AUTRE MONDE — LES ETATS ET EMPIPRES DE LA LUNE — LES ETATS ET EMPIRES DU SOLEIL — vers 1650 — GALLIMARD — FOLIO — 1998–2204
Ne faisons pas de Cyrano de Bergerac ce qu’il n’est pas, à savoir un prophète de la vérité physique contre tous les dogmes. Il est d’abord et avant tout un amuseur philosophique et un bateleur scholastique. Si on le prend comme guide, s’aller promener dans la lune ou le soleil n’est qu’une aventure mentale car après tout c’est très facile d’être dans la lune et de jouer plein soleil.
Mais cela dit ses voyages astraux — ou est-ce astrologiques — auront bien des continuateurs et des descendants, même si certains sauront donner au voyage un peu plus de piquant aventurier (comme Samuel Buitler, Jules Verne ou Lao She), car ici le dépaysement est simplement un truc facile pour faire dire à un humanoïdes qui marche à quatre patte toutes les insanités possibles du point de vue de l’église, de la couronne ou de la robe judiciaire et d’ensuite en un tour-de-main de renvoyer le quatre-pattiste à son ignorance d’humanoïde qui n’est pas un homme même s’il considère que les vrais hommes dépaysés dans cet empire ne sont que des singes à deux pattes, ou bien des oiseaux toujours à deux pattes et à mettre en cage. Et même à noyer définitivement quand ils se mettent à penser qu’ils ont de la raison et qu’ils déblatèrent on ne sait quoi après avoir appris à parler les langues locales.
D’abord Cyrano fait sa fête au Paradis Terrestre et se paie la tête de ce pauvre serpent qui prit possession du corps d’Adam et dont la tête et le col lui dépassent entre les cuisses. C’est facile, facétieux mais à peine signifiant : simplement un humour amusant at amusé. Puis quand il est exclu de ce paradis terrestre, notre narrateur, et se retrouve sur la lune tout devient une suite chaotique d’assertions extrêmes et de dénonciations prudes et prudentes comme si le démenti supprimait la déclaration initiale. Et Cyrano en a pour tout le monde. Nous n’allons donner que quelques exemples.

L’érotisme mâle et surtout adolescent est à chaque détour de page. « Un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration. » Ou bien ce brave Énoch le Juste vu comme « un homme qui abattait du gland » et une note nous explique que c’est là une gentille façon de parler de l’onanisme masculin. Et que dire de celle-ci : « comme ce serpent essaie toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col au bas de nos ventres. » Ce qui revient à dire que quand l’homme abat du gland, en fait il ne fait que jouer avec la vipère de son bas-ventre. Et une autre vision pubère : « J’aperçus devant moi un bel adolescent. » Il y a chez ce Cyrano un pédophile qui ne se cache même pas. Et vous apprendrez que dans ce Paradis Terrestre il y a « onze mille vierges » dont personne ne fait rien bien sûr, respectant leur virginité comme sacrée et divine, car c’est une allusion aux onze vierges de Cologne qui furent martyrisées avant 350 de notre ère, sur la fin de l’Empire Romain sombrant dans la barbarie, bien sûr sexiste. Il est vrai qu’elles ont été démultipliées, Mais cela vaut bien les soixante-douze vierges des martyres musulmans de la Jihad dans leur paradis.
Parlant de sexisme, le texte est brutalement hilarant : « Hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout de même pourrait appeler un homme en justice qui l’aurait refusée. » Malheur à l’homme qui ne saute pas sur toutes les femmes qui se présentent et ici l’hashtag METOO est le cri de détresse des femmes qui ne sont pas « harcelées » sexuellement. Mais en ce qui concerne le « JE » qui parle comme s’il était l’auteur il ne semble frémir un peu qu’à la vue d’un bel adolescent ou à l’arrivée du « grand homme noir tout velu » qui vient s’emparer du jeune humanoïde quatre-pattiste qui blasphémait l’instant d’avant pour l’emporter par la cheminée, et le « JE » qui nous intéresse embrasse immédiatement ce jeune humanoïde sélénite et ainsi se trouve emporté par l’Ethiopien tout velu et donc tout nu pour qu’on puisse affirmer qu’il est tout velu. Et pourtant la description de ce jeune sélénite venait juste d’être donnée : « Sur son visage je ne sais quoi d’effroyable, que je n’avais point encore aperçu : ses yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le menton velu, les ongles noirs. . . et possible même que c’est l’Antéchrist dont il se parle tant dans notre monde. »

Ces jeunes adolescents, ils les aiment beaux comme Adonis, des éphèbes quoi, ou bien sataniques et monstrueux du côté noir et sauvage comme je ne sais quel « Éthiopien » dont en ce temps-là les bons Chrétiens faisaient des esclaves, comme il le dit si bien : « L’Univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières de rire. » Et cela ne change rien de savoir que cela signifie des plaisanteries sur l’arrogance castillane. A cette époque l’arrogance castillane éradiquait d’Amérique des populations entières et des cultures cent fois plus avancées que celle de ces Castillans dont bon nombre ne savaient bien sûr ni lire ni écrire. Quatre livres Mayas ont survécu à l’autodafé génocide des Castillans au Mexique sur ce que les plus timorés historiens évaluent avoir été les bibliothèques Mayas de plusieurs centaines de livres, donc plus de 99% de cette culture écrite dans des livres ont été brûlés ou englouties au fond des mers.
Les raisonnements anticartésiens sur l’existence du vide sont dépassés aujourd’hui mais devait bien amuser les gens de la cour qui n’en savait pas le moindre mot, ni même les virgules. Il se permet mème de mettre en doute la théorie du pari de ce pauvre Blaise Pascal. « S’il y a un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez mécompté, vous aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a point, vous n’en serez pas mieux que nous. » dit le Terrien qui parle à la première personne. Et le Sélénite lui répond, qui prétend qu’il n’y a pas de dieu : « S’il n’y en a point, vous et moi serons à deux de jeu ; . . . s’il y en a, je n’aurais pas pu avoir offensé une chose que je croyais n’être point, puisque pour pécher, il faut ou le savoir ou le vouloir. » Plus que de la casuistique, on a là une brillante jésuistique : un homme peut toujours fornicoter avec sa voisine si cela permet de la sauver du suicide.

Mais avec Cyrano on finit toujours à en prendre plein le nez. Et bien sûr ici comme ailleurs il ne résiste pas à ce grand et long jeu nasal. Dans ce monde lunaire les enfants qui naissent avec un nez court, dit camus, sont systématiquement castrés pour ne pas courir le risque de produire encore plus de tels hommes car dans ce monde lunaire l’homme doit avoir un long nez pour que son ombre projetée au cadran de ses dents puisse dire l’heure à qui veut bien la demander. Et la morale est digne d’Edmond Rostand qui doit se retourner dans sa tombe quand j’écris cela. Ce brave Edmond n’aurait donc rien inventé : « Un grand nez est à la porte de chez nous une enseigne qui dit : ‘céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral’, et qu’un petit est le bouchon des vices opposés. » Cela est dur ou fort de bouchon, une vulgaire enseigne de cabaret. Bien sûr il n’est pas question des femmes car Cyrano ne doit pas encore savoir que la génétique se transmet pour 50% par les hommes et pour 50% par les femmes. Toutes les filles nées avec un nez court devraient aussi être castrées, ce qui pose un problème purement physiologique.
Si vous aimez une telle satire philosophique, Cyrano est votre homme. Si vous préférez une fiction d’action et de sensation, Cyrano n’est qu’un portier à la grille du grand jardin de l’imagination. Imaginez dans deux cents ans, la publication de la prose du Canard Enchaîné comme une œuvre de fiction sociologiquement révélatrice de notre monde d’aujourd’hui, comme si dans deux cents ans ils sauront la différence entre Hollande, Macron et Wauquiez, pour ne parler, comme Cyrano de Bergerac, que des hommes et sans nommer le diable Sarkozy.
Dr. Jacques COULARDEAU
